Ondes de matière

Ondes de matière

Préliminaires

Quel fut le raisonnement suivi par Louis de Broglie, dès 1923 pour comprendre que la matière devait avoir un caractère ondulatoire. Caractère complémentaire du caractère corpusculaire mis en évidence par la physique classique ? Son point de départ fut, d’une part, la démonstration par Albert Einstein dès 1905 de la dualité onde-corpuscule de la lumière [1]. Il y eut ensuite, en 1923, la confirmation expérimentale éclatante de l’aspect corpusculaire des rayons X par Arthur Holly Compton. Le raisonnement se base également sur la théorie de la relativité restreinte développée par Albert Einstein[3]. On y trouve, dès 1905, la célèbre relation d’équivalence masse-énergie [4].

Le premier papier de 1905 d’Albert Einstein stipule que l’énergie E d’une lumière de fréquence f est véhiculée sous la forme de paquets. Ces quanta d”énergie seront plus tard baptisés “photons” par Gilbert Newton Lewis [5]. La correspondance est E = h·f où h est la constante introduite en 1901 par Max Planck pour rendre compte du spectre de rayonnement du corps noir [6]. D’autre part, la théorie de la relativité nous apprend qu’un photon possède une masse au repos nulle. Cependant, il véhicule une quantité de mouvement p = E/c = h·f/c. Ici, c représente la constante d’Einstein, c’est-à-dire la vitesse de propagation de la lumière dans le vide.

Théorie de la relativité

Or, le rapport c/f correspond à la longueur d’onde spatiale λ du photon. Il en découle immédiatement que tout photon transporte une quantité de mouvement : p = h/λ. Bien sûr, tout ce raisonnement ne concerne que la lumière et non la matière. Il est donc parfaitement abusif de poser que pour une particule matérielle de masse m et de vitesse v, on a p = m·v. D’où, par analogie, une longueur d’onde associée λ = h/p valable aussi pour la matière. Si l’idée avait été aussi simple, Louis de Broglie n’aurait jamais obtenu son prix Nobel pour un calcul aussi élémentaire de deux lignes.

De Broglie se demandait en fait ce qui se passerait si l’on convertissait l’énergie totale relativiste d’une particule de matière E = m·c2 en une fréquence f. Il suffisait pour cela d’utiliser la relation de Planck-Einstein : E = h·f = m·c2. Si cette transformation est triviale sur le plan mathématique, il n’en va pas du tout de même sur le plan physique. En effet, physiquement parlant, une fréquence est l’inverse d’un temps. Or, en relativité, on sait que temps et espace se mélangent. C’est la célèbre transformation de Lorentz en fonction faisant intervenir rapport β = v/c. Il en découle donc que la fréquence dépend du repère choisi pour mesurer la vitesse v.

Vitesse supralumineuse

De Broglie commença donc par considérer un observateur se déplaçant avec la même vitesse qu’un électron [7-12]. Dans ce repère où la vitesse relative v est nulle, l’observateur voit donc un champ scalaire d’ondes ψ. Ce champ évolue dans le temps selon : ψ = sin(2πf0·t0) avec une fréquence h·f0 = m0·c2. En particulier, on peut voir que la phase φ du champ scalaire est la même en tous les points de l’espace. Puis, de Broglie se pose la question de savoir ce que verrait un observateur, qui dans une deuxième repère, serait fixe. Un tel observateur verrait donc le même électron se déplacer avec une vitesse relative v = β·c qui n’est plus nulle. D’après la transformation de Lorentz, on sait que le temps t0 mesuré dans le premier repère est relié au temps t, mesuré dans le second repère par la relation :

t0 = γ·(t – β·x/c) avec γ = (1 – β2)-1/2

Si l’on reporte cette expression dans la précédente, l’onde associée devient : ψ = sin[2πγ·f0·(t- β·x/c)] = sin[2πf·(t – x/V)]. Le deuxième observateur voit donc une onde de fréquence différente f = γ·f0 (effet Doppler). Cette onde est déphasée avec une phase qui se propage à la vitesse V = c/β = c2/v. Il ne peut bien évidemment s’agir que d’une vitesse de phase,. Car, le facteur β d’une particule matérielle étant nécessairement inférieur à 1, on a V > c. La propagation de l’onde associée se fait donc à une vitesse supérieure à la vitesse de la lumière. Ceci ne pose aucun souci pour la phase, car dans ce cas la vitesse V traduit la vitesse de propagation des points où l’onde possède une amplitude nulle. Autrement dit, des points qui ne transportent aucune énergie.

Dispersion des ondes de matière par le vide

Ici, de Broglie va faire un parallèle avec ce qui se passe dans le cas des ondes de lumière se propageant dans un milieu dispersif d’indice de réfraction n = c/V. Comme V = c/β, il en découle que le facteur relativiste β joue pour les ondes de matière se propageant dans le vide, le rôle que joue l’indice de réfraction n pour les ondes de lumière se propageant dans la matière. C’est-à-dire que le vide se comporte bien comme un milieu dispersif vis-à-vis des ondes de matière. Or, le rapport de vitesse β est lui-même fonction du facteur de dilatation relativiste γ. Il en découle que l’indice de réfraction des ondes de matière varie avec la fréquence ν selon la loi :

γ-2 = 1 – β2 = (f0/f)2 soit: β = c/V = n = [1 – (f0/f)2]1/2

De Broglie connaît ainsi la loi de dispersion en fréquence de ses ondes de matière. Il se pose alors la question de savoir à quoi correspond la vitesse de groupe U du paquet d’ondes associé à la particule. Pour cela il s’appuie encore une fois sur les lois connues de l’optique. Celles-ci définissent le rapport entre la vitesse de propagation dans le vide c et la vitesse de groupe U comme la dérivée par rapport à la fréquence f du produit de l’indice de réfraction par cette même fréquence f :

c/U = ∂(n·f)/∂f, soit : n·f = (f2 – f02)1/2 ⇒ ∂(n·f)/∂f = f·(f2 – f02)-1/2 = 1/n

Trois interprétations possibles

De Broglie constate ainsi que le rapport de vitesse β possède 3 interprétations possibles :

i) Rapport de la vitesse v de l’objet matériel à la vitesse de la lumière c : β = v/c
ii) Rapport de la vitesse de la lumière c et de la vitesse V de l’onde de phase associée : β = c/V
iii) Rapport de la vitesse de groupe U du paquet d’onde associé au corpuscule et de la vitesse de lumière c: β = U/c

Cela fait beaucoup d’interprétations pour une seule réalité physique. Toutefois, il remarque que les deux dernières interprétations impliquent que c/V = U/c. C’est-à-dire que le produit de la vitesse de phase par la vitesse de groupe de l’onde de matière est égal au carré de la vitesse de la lumière : U·V = c2. Ceci était déjà bien connu en optique. Il remarque surtout que la première interprétation combinée à la troisième implique que : v/c = U/c, soit U = v. En d’autres termes, pour l’observateur immobile la vitesse de groupe du paquet d’ondes, qui correspond à la vitesse de déplacement de l’énergie associée à l’onde, coïncide à tout moment à la vitesse du centre de masse de la particule.

Prédiction de la dualité onde-corpuscule

C’est l’éclair fulgurant dans sa tête. De Broglie comprend alors que la matière, tout comme la lumière possède bien la caractéristique de dualité. Il y a un comportement ondulatoire lorsqu’on regarde l’objet se déplacer. Il y a également un comportement corpusculaire lorsqu’on se déplace en même temps que lui. La symétrie entre matière et rayonnement est donc parfaite. Il ne reste plus qu’à calculer la longueur d’onde du point de vue ondulatoire. Puisque l’on connaît déjà la fréquence via la relation : h·f0 = m0·c2. Or, par définition la vitesse de phase V = c2/v est égale au produit de longueur d’onde λ par la fréquence f. De plus, par dilatation relativiste, la fréquence f est liée à la fréquence au repos f0 par la relation f = γ·f0 :

λ = V/f = c2/(f·v) = c2/(γ·f0·v) ⇒ c2/f0 = h/m0 ⇒ λ = h/(γ·m0·v) = h/p Q.E.D

Car, p = γ·m0·v est l’expression bien connue de la quantité de mouvement relativiste d’une particule de masse au repos m0, se déplaçant avec la vitesse v. Selon cette conception, le déplacement de toute masse ou de toute énergie se fait bien à une vitesse inférieure à la vitesse de la lumière. Toutefois, un tel déplacement est toujours accompagné d’une onde dans l’espace des phases. Cette onde se propage, elle, plus vite que la vitesse de la lumière. Cela va au premier abord sembler bien étrange, voire “saugrenu” selon l’opinion de Paul Langevin, rapporteur de la thèse de Louis de Broglie.

Soutenance de thèse

La thèse fut soutenue le 25 novembre 1924 à la Sorbonne présidée par Jean Perrin, physicien ayant démontré l’existence des atomes. Dans le jury de thèse, on trouve Eli Cartan, mathématicien inventeur des spineurs et des outils mathématiques de la relativité générale. Il y a aussi Charles-Victor Mauguin, un minéralogiste et cristallographe de grand renom. Le dernier membre est Paul Langevin qui est physicien, professeur au Collège de France, spécialiste de la théorie de la relativité et des quanta.

C’est ce même Paul Langevin qui sollicite l’avis d’Albert Einstein, tellement la thèse semble surréaliste. Toutefois, Einstein fut très impressionné par le raisonnement sans faille de ce jeune freluquet âgé de 31 ans. Einstein répondit donc à Langevin : “Er hat ein Zipfel des grossen Schleirs gelüfted“. Ceci peut être traduit par “Il a soulevé un coin du grand voile” et leva les derniers doutes de Langevin.

Honte à la Sorbonne

La réticence du jury devant ces idée révolutionnaires se manifesta par cette unique phrase apposée sur le rapport de thèse par Jean Perrin : “La thèse a été brillamment soutenue. Mention très honorable.” Or, à l’époque, il était extrêmement courant d’obtenir sa thèse avec la mention “avec les félicitations des membres du jury“. Cette mention “très honorable” était un clair désaveu concernant la qualité du travail présenté par De Broglie.

La Sorbonne allait d’ailleurs regretter amèrement d’avoir attribué une telle mention peu glorieuse. Car, le jury Nobel attribua en 1929 le prix de physique à Louis de Broglie pour sa brillante hypothèse de la dualité onde-corpuscule. Évidemment, cette hypothèse venait d’être confirmée expérimentalement en 1927 par le phénomène de diffraction des électrons. De plus, c’était bien elle qui avait permis le développement rapide du formalisme de la mécanique ondulatoire d’Erwin Schrödinger.

Références

[1] A. Einstein, “Concerning an heuristic point of view toward the emission and transformation of light”, Ann. Physik, 17 (1905) 132-148. Traduction anglaise dans Am. J. Phys., 33 (1965) 367-374.
[2] A. H. Compton, “A quantum theory of the scattering of X-rays by light elements”, Phys. Rev., 21 (1923) 483-502
[3] A. Einstein, “On the electrodynamics of moving bodies”, Ann. Physik, 17 (1905) 891-921.
[4] A. EInstein, “Does the inertia of a body depend on its energy content”, Ann. Physik, 18 (1905) 639-641.
[5] G. N. Lewis, “The conservation of photons”, Nature, 119 (1926) 874-875.
[6] M. Planck, “On the theory of the energy distribution law of the normal spectrum”, Verhandl. Dtsch. Phys. Ges., 2 (1900) 237-244.
[7] L. De Broglie, “Ondes et quanta”, Comptes Rendus, 177 (1923) 507-510.
[8] L. De Broglie, “Quanta de lumière, diffraction et interférences”, Comptes Rendus, 177 (1923) 549-550.
[9] L. De Broglie, “Les quanta, la théorie cinétique des gaz et le principe de Fermat”, Comptes Rendus, 177 (1923) 631-632.
[10] L. De Broglie, “The wave nature of the electron”, Nobel lecture, 12 décembre 1929, 244-256.
[11] L. De Broglie, “The reinterpretation of wave mechanics”, Found. Phys., 1 (1970) 5-15.
[12] J.W. Haslett, “Phase waves of Louis de Broglie”, Am. J. Phys., 40 (1972) 1315-1320.

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