Joseph Black et la chaleur
Joseph Black fut le premier scientifique à faire la distinction entre chaleur et température. Les expériences de Black furent à l’origine du premier calorimètre à glace (à droite) utilisé par Antoine Lavoisier et Pierre Simon de Laplace durant l’hiver 1782-1783. Black avait aussi observé que l’application de chaleur à de la glace fondante ne provoquait aucune augmentation de température. Par contre, cela faisait augmenter la quantité de liquide.
Le fait de posséder un thermomètre a permis au chimiste anglais Joseph Black d’étudier le comportement de la chaleur. Il observa ce qui se passe lorsqu’on sépare deux corps qui possèdent une température différente par une paroi. Il remarqua alors que leur différence de température pouvait être maintenue pendant une durée plus ou moins longue. Ce temps dépendait fortement de la nature chimique du matériau constituant cette paroi. Des matériaux comme le bois, l’amiante, des céramiques poreuses (et de nos jours toutes les matières plastiques poreuses) permettaient de conserver l’écart de température assez longtemps. À l’opposé, il constata qu’une paroi en cuivre ou en argent provoquait une égalisation très rapide des températures.
Paroi adiabatique et calorimètre
En thermodynamique, on appelle donc adiabatique une paroi idéale qui possède la propriété de maintenir tout écart de température pendant une durée infinie. Le vase de Dewar ou la bouteille thermos sont de bons exemples d’un récipient adiabatique. Ils possèdent une paroi formée de deux couches de verre argenté semblable aux miroirs et qui sont séparées par du vide. En revanche, une paroi qui permet d’atteindre très rapidement l’équilibre thermique est dite diathermique. En général les meilleurs matériaux diathermiques sont les métaux, tandis que les meilleurs matériaux adiabatiques sont les isolants électriques. La raison de cet état de fait est une conséquence directe de la mécanique quantique comme on le verra par ailleurs.
Un corps entouré d’une enceinte adiabatique est donc capable de rester à la même température indéfiniment. Il en découle donc qu’une enceinte adiabatique est un moyen d’isoler un système thermodynamique du reste de l’univers. Cela donne alors l’idée d’étudier comment interagissent sur le plan thermique deux corps placés dans une telle enceinte. Si cette enceinte est munie d’un thermomètre, le dispositif est connu sous le nom de calorimètre.
Chaleurs spécifiques
Soit donc un calorimètre rempli d’une certain volume d’eau VW à la température θ1. Introduisons dans ce calorimètre une substance étrangère telle qu’un morceau de fer de volume VF et de température θ2 supérieure à θ1. Une fois l’équilibre thermique atteint, le thermomètre du calorimètre affichera une certaine valeur θ0. Répétons l’expérience avec des mêmes volumes, mais avec des températures initiales θ’1 et θ’2 différentes. J’obtiendrais alors une autre température d’équilibre θ’0. Supposons que les écarts de température mis en jeu soient relativement faibles. Je pourrais alors constater que les valeurs de ces différentes températures sont telles que :
\frac{{{\theta _2} - {\theta _0}}}{{{\theta _0} - {\theta _1}}} = \frac{{{{\theta '}_2} - {{\theta '}_0}}}{{{{\theta '}_0} - {{\theta '}_1}}}
Ceci signifie que les rapports des écarts de température pour une expérience donnée ne dépendent en aucune manière du choix des températures initiales. Changeons maintenant les masses d’eau MW et de fer MF mises en jeu. Je constaterais alors que ce rapport reste toujours indépendant des températures de départ. Mais, il se trouvera être proportionnel à la masse d’eau et inversement proportionnel à la masse de fer :
\frac{{{\theta _2} - {\theta _0}}}{{{\theta _0} - {\theta _1}}} = \frac{{{M_W}}}{{{K_F}\cdot{M_F}}}
Ici, KF est une constante traduisant la relation de proportionnalité. Si je remplace le fer par du cuivre, la même relation de proportionnalité reste valable. Mais, il me faudra alors utiliser une autre constante KC de valeur différente de KF. Ces deux constantes traduisent donc une propriété spécifique au fer et au cuivre. Et, comme elles interviennent dans des échanges de chaleur, on les appelle chaleurs spécifiques des substances en question. D’après leur définition, il en découle que la chaleur spécifique de l’eau KW doit être considérée comme étant égale à l’unité.
Conservation
On a maintenant accumulé suffisamment de données expérimentales pour commencer à réfléchir comme le fit Joseph Black au XVIIIᵉ siècle. Il est, par exemple, facile de voir que les relations précédentes peuvent être réécrites sans perte de généralité sous la forme :
KW·MW·(θ0 – θ1) + KF·MF·(θ0 – θ2) = 0, puisque KW = 1
Cette nouvelle forme suggère immédiatement de retourner au laboratoire pour généraliser cette relation à n substances différentes. En effet, chaque substance se caractérisant par sa chaleur spécifique {K1,…,Kn} et seront portées à des températures {θ1 ,…, θn}. Si elles sont mises en contact dans un calorimètre à la même température finale θ0, on s’attend à ce que
\sum\limits_{i = 1}^n {{K_i}\cdot{M_i}\cdot\left( {{\theta _0} - {\theta _i}} \right)} = 0
Ceci est un nouvel exemple de la puissance du zéro à exprimer des lois fondamentales de la nature. On tombe ici de fait sur une relation de conservation après changement de certaines quantités physiques. En effet, soit A une quantité physique échangeable et apte à se répartir avec une quantité Ai entre n unités formant un tout. Lorsque ces différentes unités sont mises en interaction, elles vont échanger entre elles une certaine quantité de A jusqu’à ce qu’un état d’équilibre soit atteint. Dans cet état, chaque unité aura une quantité de A notée A’i. Si la quantité A se conserve, alors il est clair que l’on peut exprimer cette notion de conservation par la relation :
\sum\limits_{i = 0}^n {({{A'}_i} - {A_i})} = \sum\limits_{i = 0}^n {\Delta {A_i}} = 0
Conservation de la masse
À titre d’exemple, on sait depuis Bergman et Lavoisier que la masse totale reste invariante dans toute réaction chimique. Ce principe a été immortalisé par le fameux adage « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Mathématiquement parlant, ce dernier peut donc s’écrire :
\sum\limits_{i = 1}^n {\Delta {M_i}} = 0
Ici, Mi représente la masse du composant chimique numéro i. Revenons maintenant au cas des échanges thermiques au sein d’un calorimètre. Quelle est donc cette nouvelle quantité qui se conserve ? Sur un plan mathématique, il s’agit de par la relation trouvée précédemment entre les chaleurs spécifiques, les masses et les températures du produit Qi= Ki·Mi·θi. Toutefois, on notera que notre relation a été établie pour des écarts de température pas trop importants. Si l’on souhaite la généraliser à tout écart de température, il suffit de considérer des écarts de température infiniment petits. Puis, on somme les quantités différentielles dQi= Ki·Mi·dθi sur tout l’intervalle de température concerné. On aboutit ainsi à la relation générale :
\Delta {Q_i} = \int_{{\theta _i}}^{{\theta _0}} {{K_i}(\theta )\cdot{M_i}\cdot d\theta }
Dans le cas où les chaleurs spécifiques restent constantes dans l’intervalle de température exploré, on retrouve bien la loi précédente. Cette relation ayant été établie, il reste à démontrer qu’elle s’applique à toute matière solide, liquide ou gazeuse et qu’elle ne dépend pas de la manière dont on calibre les thermomètres. De fait, à ce jour, aucun contre-exemple n’a pu être amené d’un thermomètre ou d’une combinaison de substance mettant en défaut cette relation.
Chaleurs latentes
Face aux faits expérimentaux accumulés par Joseph Black, les considérations purement philosophiques du XVIIᵉ siècle émise par Francis Bacon ou Isaac Newton faisaient bien pâle figure. Les expériences calorimétriques de Black montraient de manière convaincante que température et chaleur étaient deux notions différentes. La première caractérise un certain état thermique. La seconde mesure quant-à-elle la quantité d’un certain fluide échangé entre des substances matérielles. Au cours de ses expériences Black remarqua aussi que s’il chauffait de la glace, la température restait constante. Cet échauffement avait pour effet principal d’augmenter la quantité d’eau liquide au détriment de la quantité de glace qui diminuait.
De même, l’application de chaleur à de l’eau bouillante ne provoquait pas une augmentation de la température du mélange eau/vapeur. Cela entraînait plutôt une augmentation de la quantité de vapeur au détriment de la quantité de liquide. Black nomma “chaleur latente de fusion” la chaleur qu’il fallait fournir pour liquéfier complètement un solide. De même, il appela “chaleur latente de vaporisation”, la quantité de chaleur qu’il fallait fournir pour vaporiser complètement un liquide. Tous ces résultats suggéraient que la chaleur était une espèce de fluide indestructible ayant une affinité variable pour les substances matérielles qui l’absorbait.
Le calorique
En 1887, Antoine Lavoisier donna à ce fluide le nom de calorique. Ce mot dérive du latin calor signifiant chaleur. Lavoisier supposait que toute absorption de calorique par la matière entraînait une certaine expansion volumique de cette dernière. Toutefois, on s’aperçut bien vite qu’une même quantité de calorique entraînait des variations de volumes différentes selon la substance étudiée. On supposa alors de manière naturelle que le calorique était compressible. Il devait se trouver retenu dans des substances différentes sous des états de pression différents.
Un gros problème persistait cependant. En effet, lors de la fusion de la glace, il n’y avait aucune variation de masse. Cela était vrai aussi lors du chauffage de toute matière, ou encore lors de réactions chimiques absorbant de la chaleur. Cela signifiait donc que le calorique avait lui-même une masse nulle. Une autre possibilité était que sa densité était si faible qu’elle ne pouvait être mesurée avec les balances. Or, rappelons qu’à l’époque les balances étaient pourtant capables de détecter une variation de masse d’une partie par million. Une masse aussi faible était par conséquent difficile à justifier.
Alésage des canons
La première fissure sérieuse dans la théorie du calorique apparût en 1798. Benjamin Thompson, comte Rumford, fût à cette époque, nommé à la tête d’une fabrique de canons en Bavière. Pour chaque pièce, on commençait par couler l’ébauche de la forme voulue. Puis, on perçait le métal massif de façon à calibrer l’âme du canon. Un outil d’alésage à rotation rapide servait à racler et à creuser le métal de l’intérieur. Évidemment, le canon et l’outil s’échauffant, il fallait constamment les refroidir en les arrosant d’eau. Or la clé de voûte de la théorie du calorique était qu’il était absolument impossible de détruire ou de créer un tel fluide.
Pour sauver la face, les partisans du calorique expliquaient que lors de l’alésage du canon, il y avait formation de copeaux métalliques. Et, que le calorique s’écoulait de ces copeaux. Pour contrer cette explication, Rumford demanda à ses ouvriers de lui trouver un foret complètement émoussé. Ce foret était bien sûr incapable de former des copeaux de métal. Il enfonça donc de force ce foret usagé dans le fût d’un canon de cuivre. Puis, il plaça le tout dans un caisson de bois entouré de plusieurs dizaines de litres d’eau. Enfin, il fit tourner le fût autour du foret fixe à l’aide d’un attelage de chevaux :
La température de l’eau s’éleva progressivement. Au bout de deux heures et 30 minutes, l’eau se mit à bouillir sans qu’il y ait production d’un seul copeau ! De plus, Rumford montra que tant que l’on produisait du travail en faisant tourner le fût du canon, on pouvait produire de la chaleur. Et, ce en quantité inépuisable… À la fin de l’expérience, il estima la quantité de chaleur totale dégagée. Il constata alors qu’il y avait de quoi faire fondre le canon dans son entier si d’aventure on pouvait faire revenir le calorique fourni par ce dernier.
Une théorie foireuse mais utile
Les expériences de Rumford montraient donc que le calorique ne pouvait pas se conserver. De fait, il pouvait être créé à volonté et sans limitation par simple frottement de deux objets l’un sur l’autre. Il se posa donc la question de savoir quelle pouvait bien être la chose qui pouvait être ainsi produite sans limites, à partir d’un travail mécanique. Il en vint à la conclusion logique que cela ne pouvait être que du mouvement. Et, qu’il y avait donc équivalence entre chaleur et mouvement.
Mais, comme toujours en sciences, face à une observation isolée qui remet en cause toute une théorie, la communauté scientifique préfère conserver la théorie. On restreint simplement son domaine de validité. Ceci est toujours mieux que de ne plus avoir de théorie du tout… On tira donc un voile pudique sur les observations de Rumford. Car, après tout c’était un bien drôle de personnage.
Un étrange personnage
De fait, Rumford avait épousé à l’âge de 17 ans une riche veuve deux fois plus âgée que lui. Puis, il l’abandonna sans remords après la guerre d’indépendance, trahissant sa patrie d’origine, les États-Unis pour se réfugier en Angleterre. Il se mit alors au service de tous les gouvernements moyennant rétribution financière. Ceci afin de les trahir aussitôt en vendant au plus offrant les secrets auxquels il avait accès…
Pour un scientifique de l’époque, il était difficile d’avoir confiance dans un tel personnage. Car, ce dernier avait l’outrecuidance de prétendre que le principe de conservation du calorique était une vaste fumisterie. Ceci, alors que ce principe de conservation était abondamment vérifié par toutes les mesures calorimétriques. Seul l’alésage des fûts de canons semblait contredire ce principe.
La calorie
Ignorant superbement les observations de Rumford, le chimiste et physicien français Nicolas Clément dérive en 1824 du terme calorique le terme calorie. Ceci, afin de désigner l’unité de quantité de chaleur. Historiquement, cette calorie était la quantité de chaleur nécessaire pour élever de 1° centigrade la température de 1 kilogramme d’eau. Toutefois, la mesure exacte de cette calorie était difficile. Car, sa valeur dépendait de la température à laquelle la mesure était effectuée (4°C, 15°C ou 20°C), des conditions expérimentales, etc…
La définition fut donc améliorée en spécifiant que la calorie était la quantité de chaleur nécessaire pour élever 1 gramme d’eau dégazée de 14,5℃ à 15,5℃ sous une pression atmosphérique normale. Selon cette nouvelle définition, la calorie valait donc 1/1000 de sa valeur précédente. Pour lever les ambiguïtés, on appela grande calorie (symbole Cal) la valeur mesurée sur 1 kilogramme d’eau. Et, on appela petite calorie, ou simplement calorie (symbole cal) la valeur mesurée sur 1 gramme d’eau, soit : 1 Cal = 1000 cal = 1 kcal. Toutefois, les habitudes faisant, les ambiguïtés ont perduré. Et, même de nos jours, en diététique, on parle encore de “calorie” pour signifier “grande calorie”.
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