Eau liquide

Eau liquide

Anomalie de densité

L’eau à l’état liquide possède la peu envieuse réputation d’avoir des propriétés anormales. La figure ci-dessus relate une expérience d’octobre 1657 réalisée à l’Accademia del Cimento (Académie de l’Expérience) de Florence [1]. Il s’agissait de la première expérience à caractère scientifique. Elle visait à démontrer l’existence d’un maximum de densité de l’eau liquide. Ceci à une température légèrement supérieure (4°C) au point de congélation de l’eau liquide (0°C) La conséquence de cet état de fait était une dilatation brutale de l’eau lors de sa congélation.

Une expérience cruciale

Pour réaliser cette expérience, les académiciens utilisèrent un tube de verre gradué long de 116 cm. Ce tube était muni d’un bulbe à sa base afin de suivre le mouvement de l’eau durant le processus de congélation. Le temps était mesuré à l’aide d’un pendule calibré pour effectuer 65 oscillations par minutes. L’expérience consistait à verser de l’eau liquide dans le tube et à noter dans une table le niveau atteint par l’eau sur le verre gradué. On obtenait ainsi un état qualifié de « naturel ». Lorsqu’on plongeait le tube dans la glace, on observait une élévation du niveau d’eau dans le tube. On savait que cette contraction était due à une contraction du verre suite au refroidissement et non à une dilatation de l’eau. Afin de conserver une température suffisamment basse on ajoutait de l’alcool et du sel sur la glace entourant le tube.

Après ce « saut après immersion », on observait une troisième phase surnommée « la chute ». Elle correspondait à la descente lente de l’eau dans le tube refroidi. L’étape suivante connue sous l’appellation du « point de repos » correspondait au moment où les académiciens n’observaient plus aucun changement du volume de l’eau. Une fois franchie cette étape, la phase « d’élévation » survenait au cours de laquelle on voyait l’eau remonter lentement dans le tube. Puis, brusquement de manière très surprenante, il y avait le « saut à la congélation ». Celui-ci impliquait un changement très rapide du volume de l’eau. Il en découlait immanquablement l’éclatement du tube en verre.

Un comportement très surprenant

Ce comportement très surprenant de l’eau liquide continue à faire couler beaucoup d’encre dans la littérature scientifique, y compris de nos jours. Il implique, en effet, que la glace flotte sur l’eau. Ou, autrement dit que la densité du liquide est supérieure à la densité du solide. Or on s’attend à première vue à ce qu’il y ait moins de liaisons chimiques entre les atomes dans le liquide. Car, il règne une forte agitation thermique qui permet aux molécules de tourner sur elles-mêmes. Dans le solide ce mouvement de rotation ne peut quant-à-lui pas avoir lieu. Comme il y a plus de liaisons dans le solide, on s’attend donc à un volume occupé plus faible. Car, les liaisons chimiques rapprochent les atomes entre eux.

Or, c’est précisément l’inverse qui se produit dans l’eau en dessous de 4°C. Le liquide semble, malgré le tohu-bohu moléculaire qui règne dans cet état, former plus de liaisons qu’à l’état solide ou tout est bien rangé et ordonné. État, où le seul mouvement autorisé est une oscillation des atomes autour d’un point fixe. On remarquera incidemment que c’est grâce à cette anomalie qu’un lac ou un océan ne peut geler en profondeur. En effet, suite à l’anomalie de densité, il se forme toujours une couche de glace qui flotte sur le liquide. Et, comme la glace est un bon isolant thermique, l’eau sous la glace reste liquide. Même si la température extérieure est extrêmement basse. Pour mémoire, le record mondial absolu de basse température est de -89°C en Antarctique et celui de France Métropolitaine est de -41°C.

Du vide dans la matière

L’anomalie de densité dépend aussi de la nature des isotopes constituant la molécule d’eau. Ainsi, pour l’isotopomère 16OH2, le maximum de densité ρ = 999,972 kg·m-3 est observé pour une température T = 3,984°C. Pour l’isotopomère 16OD2 on trouve  ρ = 1105,3 kg·m-3 à T = 11,185°C. Enfin, on a ρ = 1112,49 kg·m-3 à T = 4,211°C pour l’isotopomère 18OH2. L’explication la plus simple de ce phénomène tient à la structure très particulière de la glace hexagonale. Cette structure est basée sur un empilement périodique d’entités pentamériques (H2O){H2O}4 impliquant des liaisons hydrogène. En raison de l’existence de telles liaisons, chaque atome d’oxygène se trouve chimiquement lié à 4 autres voisins.

Cette contrainte fait qu’il existe dans la structure beaucoup de vides sous la forme de canaux à structure hexagonale. Or, dans une maille du réseau de glace hexagonale on trouve 4 molécules d’eau qui ont un volume de l’ordre de 20 Å3. Ceci fait que la matière occupe un volume total VM = 4⨯20 = 80 Å3. D’autre part, cette même maille a la forme d’un prisme droit à base hexagonale de hauteur c = 7,357 Å, et où chaque côté de l’hexagone mesure 4,519 Å. Le volume de ce prisme est donc V = a2⨯c⨯sin(2π/3) ≈ 130 Å3. On a donc une proportion de vide 100⨯(V – VM)/V = 100⨯(130 – 80)/130 ≈ 39%.

Flottaison de la glace

Lors de la fusion, la contrainte de réseau disparaît. En raison de la forme quasi sphérique des molécules d’eau, on peut s’attendre à ce qu’elles s’empilent de manière aléatoire. Or, on sait qu’un empilement compact aléatoire de sphères génère 36% de vide. Il sera donc plus dense que l’empilement cristallin de la glace qui présente 39% de vide. L’anomalie n’en est donc pas vraiment une. Elle provient simplement du fait que la liaison hydrogène doit être parfaitement linéaire à l’état solide en raison du groupe de haute symétrie du cristal. Ceci n’est plus le cas à l’état liquide où elle est autorisée se couder légèrement.

Si la liaison hydrogène n’existait pas, l’empilement compact cristallin pourrait atteindre sa compacité maximum (26% de vide). L’empilement aléatoire compact ne peut, pour sa part, en aucun cas réduire son vide en dessous de 36%. Il en découle que pour la plupart des substances, le solide est bien toujours plus dense que le liquide. L’existence de la liaison hydrogène dans l’eau liquide et la glace empêche, pour sa part, de faire des empilements compacts. On comprend ainsi aisément que cette liaison hydrogène va systématiquement rendre « anormale » l’eau liquide. Ceci, par opposition aux autres liquides qui n’ont pas cette capacité à former des liaisons hydrogène.

Compressibilité isotherme

Considérons, par exemple, comment varie la compressibilité isotherme βT de l’eau liquide en fonction de la température. Ce coefficient thermodynamique est proportionnel aux fluctuations quadratiques moyennes du volume occupé par les molécules d’eau. Pour un liquide normal, non associé par liaison hydrogène, on s’attend à ce que les fluctuations en volume augmentent de manière monotone avec la température. Il doit donc en être de même du coefficient βT . Dans le cas présent, on constate voit que c’est bien ce qui se produit au-dessus d’une température T = 46,5°C. Par contre, la remontée du coefficient lorsque T < 46,5°C montre que de fortes fluctuations de volume sont également possibles à basse température. Ceci est à première vue assez surprenant.

Car, lorsque la température s’abaisse, les liaisons hydrogènes ont tendance à devenir plus linéaires. Ceci autorise donc plus de vide disponible dans la structure. Il y a donc deux phénomènes en compétition. L’un qui correspond à une déformation angulaire des liaisons hydrogène. Il est d’autant plus marqué que la température est plus haute. Il tend à réduire le volume de vide offert aux molécules en mouvement. L’autre phénomène est une expansion radiale de ces même liaisons hydrogène. Elle est d’autant plus importante que la température est plus élevée. Elle tend à augmenter le volume de vide offert aux molécules en mouvement. La décroissance de βT observée entre 0°C et 46,5°C signifie donc que c’est la déformation angulaire qui l’emporte sur l’étirement radial qui reste faible. Alors qu’au contraire, au-delà de 46,5°C, les liaisons hydrogène ayant été pliées au maximum tolérable, c’est maintenant l’expansion radiale qui domine.

Coefficient d’expansion thermique isobare

La figure ci-dessus montre une autre « anomalie » de l’eau. Elle concerne son coefficient d’expansion thermique isobare noté αP. Ce nouveau coefficient traduit les fluctuations croisées de volume et d’entropie. Pour un liquide normal, les fluctuations en volume ou en entropie augmentent avec la température. Ceci est lié au fait que l’entropie d’un système augmente généralement avec son volume. On s’attend donc à ce que le coefficient αP soit une quantité positive qui s’annule à très basse température. C’est ce que montre la courbe en pointillé sur la figure ci-dessous.

L’eau échappe à cette règle, puisque αP s’annule au voisinage de 4°C et devient négatif en dessous de cette température. Il s’ensuit que lorsque l’on chauffe une eau de température inférieure à 4°C, le liquide se contracte au lieu de se dilater. Cette « anomalie » est évidemment intimement liée à l’anomalie de densité, puisqu’elle se produit à la même température.

Capacité calorifique isochore

Le fait que αP = 0 à 4°C, entraîne automatiquement l’égalité à cette même température des capacités calorifiques isochore CV et isobare CP. La figure ci-dessous illustre ce phénomène.

Rappelons que le coefficient CV mesure l’inverse des fluctuations quadratiques moyennes de température. On voit ainsi que l’eau liquide possède une capacité calorifique très élevée par rapport  d’autres liquides. Ainsi, à 25°C on trouve une valeur très proche de la valeur théorique CV = 9R = 74,8 J·mol-1·K-1, attendue pour un réseau 3D d’oscillateurs non couplés et non quantifiés. Ce point est crucial pour ce qui concerne la vie. Car, grâce sa forte valeur de CV les fluctuations de température au sein des cellules gorgées d’eau seront minimisées. Ceci assure au métabolisme cellulaire une excellente stabilité qu’il n’aurait pas avec un liquide de CV plus bas.

Bien évidemment, ces fortes valeurs de capacité calorifiques témoignent de l’existence au sein de l’eau liquide d’un vaste réseau tridimensionnel extrêmement souple de liaisons hydrogène. C’est le caractère fluctuant de ce réseau qui empêche la quantification du mouvement oscillatoire des molécules. Ceci permet d’atteindre la valeur théorique, alors que dans la glace la moitié des niveaux énergétiques vibrationnels sont hors d’atteinte à température ambiante. Car, ici on a une bonne quantification assurée par la périodicité et la rigidité de ce même réseau de liaisons hydrogène. Dans le cas de l’eau vapeur, où ce réseau n’existe pas, on retrouve de fait une très basse capacité calorifique.

Capacité calorifique isobare

Ce coefficient, CP, mesure les fluctuations quadratiques moyennes de l’entropie d’un système. Si le coefficient CV diminue de manière monotone avec la température, il n’en va pas de même pour le coefficient CP. Car, ce dernier présente un minimum au voisinage de T = 36°C. Comme l’entropie augmente avec la température, il est normal de s’attendre à ce que CP augmente de manière monotone avec la température. Ce n’est visiblement pas le cas de l’eau liquide où en dessous de 36°C, les fluctuations d’entropie diminuent lorsque la température augmente. Comme précédemment, cette anomalie est facile à comprendre en termes de deux phénomènes qui sont en compétition lorsque la température augmente.

À basse température l’énergie cinétique permet de réduire l’angle moyen O-H…O des liaisons hydrogène. La distance O…O reste ici à peu près constante. Ce pliage des liaisons hydrogène réduit le volume et rend l’eau plus dense. Cela provoque alors une diminution mécanique d’entropie puisque l’entropie varie de manière parallèle au volume. L’entropie diminuant, les fluctuations de cette dernière diminuent aussi. C’est ce qui explique la diminution de  CP observée en dessous de 36°C.

Au-dessus de cette température, il n’est plus possible de plier les liaisons en raison des répulsions entre les nuages électroniques des atomes d’oxygène. Par conséquent l’énergie cinétique permet maintenant d’augmenter la distance moyenne O…O. Ici, c’est maintenant l’angle O-H…O qui reste à peu près constant. L’étirement des liaisons hydrogène augmente ainsi le vide disponible ce qui autorise une augmentation des fluctuations d’entropie. D’où l’augmentation de  CP observée au-dessus de 36°C.

Pour la biologie, cet état de fait est de la plus haute importance. Car, si l’entropie fluctue fortement (large CP) il sera alors plus difficile de focaliser l’énergie sur des  niveaux quantiques bien définis. On sera donc moins efficace, par exemple, lors de l’activité enzymatique. Ce n’est donc peut-être pas un hasard, si la température de fonctionnement normal du corps humain est voisine de T = 37°C. Cette valeur est, en effet, soit très proche de la valeur où CP prend sa valeur minimale. d’où une garantie d’avoir des fluctuations minimales au niveau de l’entropie à cette température.

Référence

[1] Lorenzo Magalotti, «Saggi di Naturali Esperienze fatte nell’Accademia del Cimento sotto la protezione del Serenissimo Principe Leopoldo di Toscana e descritte dal segretario Lorenzo Magalotti», Giuseppe Cocchini, Firenze (1667), pp. 156.

 
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